Ou s’arrête la liberté d’expression des salariés ?
Publié le :
15/01/2020
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A la lumière des récents événements qui ont secoué l’enseigne « Le slip français », la délimitation entre, agissements dans le cadre de la vie privée et abus de la liberté d’expression, fait couler beaucoup d’encre.
Sans revenir sur une affaire susceptible d’être encore portée devant les juridictions, le Mag’ Juridique vous propose un retour sur la justification des sanctions disciplinaires prises en considération d’un abus de cette liberté fondamentale, voire même fondées sur des agissements effectués dans le cadre de la vie privée.
La problématique n’est pas nouvelle car, bien que la DDHC (article 10 et 11), la CEDH (article 10), et le Code du travail garantissent la liberté d’expression, une limite est posée par le Code du travail lui-même à l’article L 1121-1, en admettant les restrictions apportées à cette liberté lorsqu’elles sont justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché. Article qui garantit toutefois le principe du droit au respect de la vie privée dans les relations de travail, et la séparation entre vie privée et vie professionnelle.
Vastes principes dont la jurisprudence a dû, et doit encore, définir les contours, au travers de décisions dont la validité de la sanction disciplinaire est laissée à l’appréciation du juge.
La gravité des faits
La validité de la sanction prise par l’employeur sanctionnant le salarié dans l’exercice de sa liberté d’expression, va dépendre de la caractérisation d’un abus dans l’exercice de ce droit.Ainsi, des propos injurieux, diffamatoires ou excessifs peuvent constituer un abus de la liberté d’expression (Cass. soc 2 mai 2001 n°98-45.532).
La Haute juridiction a ainsi sanctionné à plusieurs reprises le salarié proférant des injures, qu’elles soient à l’encontre d’un supérieur (Cass. soc 2 février 2006 n°04-47.786), ou plus généralement vers l’entité qui l’emploi (Cass. soc 22 juin 2011 n°10-10.856).
Les fonctions et la nature du poste occupé sont-elles à prendre en compte ?
Pour rappel, tout salarié est soumis à une obligation de loyauté posée par l’article L 1222-1 du Code du travail, qui veut que le contrat de travail soit exécuté de bonne foi, dont découle un devoir de discrétion.Bien que rarement retenu par les juges, ce devoir interdit tout agissement susceptible de nuire à l’entreprise et à son fonctionnement, au risque de s’exposer à une sanction disciplinaire.
Toutefois cette obligation peut se trouver renforcée en fonction du positionnement hiérarchique ou la nature de l’activité, c’est le cas des salariés investis d’un mandat de représentation au CSE, ou du fait du secret professionnel propre à certaines professions, comme les médecins salariés, ou les avocats collaborateurs.
A quelques reprises, la Cour de cassation a retenu les fonctions de cadre pour valider la sanction prononcée par l’employeur dans le cadre d’un abus à la liberté d’expression (Cass. soc 14 janvier 2014 n°12-25.658 ; Cass. soc 8 février 2017 n°15-21.064).
Les sphères d’exercice de la liberté d’expression
Les agissements réalisés par le salarié et tirés de sa vie privée pour justifier une sanction dans le cadre de la relation de travail, se confrontent à la frontière entre vie professionnelle et vie privée, empêchant normalement l’employeur de prendre en considération des éléments de la vie personnelle du salarié.Ce principe connaît cependant une exception, dès lors que l’employeur peut prouver que des actes commis dans la sphère privée créés un trouble objectif caractérisé pour l’entreprise qui l’emploi. La sanction est justifiée si un agissement est commis dans la vie personnelle du travailleur mais directement en lien avec sa vie professionnelle.
Ainsi les insultes proférées à l’encontre d’un collègue via un téléphone personnel créent un trouble objectif manifeste (Cass. soc 10 novembre 2016 n°15-19.736), tout comme le retrait du permis de conduire pour des faits d’alcoolisme relevés en dehors de l'activité professionnelle, mais dont les fonctions de chauffeur routier rendent la détention du permis indispensable (Cass. soc 2 décembre 2013 n°01-43.227).
Plus directement liée à l’exercice de la liberté d’expression, l’affaire du directeur artistique de la maison "Dior" licencié pour des propos racistes et antisémites tenus à une terrasse de café et diffusés dans une vidéo, nuisant à l’image de marque de la société, est une bonne illustration.
Réseaux sociaux : sphère privée ou publique ?
Enfin, l’aspect relatif aux propos des salariés diffusés sur les réseaux sociaux n’est pas à négliger, car leur utilisation accrue ces dernières années et la multiplication des plateformes ont contraint le juge à se pencher sur la délimitation de la frontière privée et professionnelle, liée à l’exercice du droit d’expression par l’utilisation de ces modes de communication.Les propos et agissements publiés sur les réseaux sociaux demeureront privés dès lors qu’ils sont réservés aux personnes autorisées, sans que l’employeur puisse y avoir accès en portant atteinte de manière disproportionnée et déloyale à la vie privée du salarié (Cass. soc 20 décembre 2017 n°16-19.609).
Pour déterminer si les propos sont publics, les Tribunaux tiennent compte de l’audience et des paramètres de confidentialité.
Dès lors qu’il est accessible au public, le contenu n’est plus considéré comme confidentiel et peut justifier un licenciement s’il y a abus ou trouble (CA Lyon chambre soc 24 mars 2014 n°13/03463), de même lorsque les échanges sont réalisés sur un groupe destiné à dénigrer un supérieur, dont l’audience est défini pour les « amis et leurs amis » (CPH Boulogne Billancourt 19 novembre 2010 n°09/00313 et 09/00343).
De plus, en termes d’audience, les propos diffusés sur un compte comprenant plus de 179 « amis » ne sont plus considérés comme la sphère privée (CA Aix en Provence 5 février 2016 n°14/13717).
En conclusion, la liberté d’expression est garantie au salarié dans le cadre de son activité professionnelle mais non sans limite, puisqu’elle répond à une nécessité de juste équilibre avec ses obligations professionnelles et les intérêts de son entreprise, notamment l’image de cette dernière.
Les nouvelles technologies de communication, et parfois même les politiques de management modernes (leadership « people friendly » etc…) peuvent brouiller la délimitation entre sphère personnelle et professionnelle, laissant penser que des précisions prétoriennes seront encore nécessaires, au fil du développement de ces techniques.
Marion Glorieux, Legal Content Manager - AZKO
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