Questionnement sur la possible contestation des normes de droit souple en contentieux administratif
Publié le :
01/08/2022
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L’invocabilité des normes est, en matière de contentieux administratif, une question centrale. La spécification et la segmentation de cette branche du droit ne cessent de faire augmenter le nombre de parties prenantes. De nombreuses autorités administratives ont ainsi vu le jour, permettant d’effectuer un contrôle plus pertinent, dans des domaines relativement techniques. Parmi celles-ci figurent : l’autorité de la concurrence, l’autorité de la sûreté nucléaire (A.S.N.) ou encore la Commission nationale de l’informatique et des libertés, plus connue sous le nom de CNIL…
Ces 26 autorités administratives indépendantes (AAI) consacrées par le législateur, ont pour objectif d’harmoniser et de réguler des secteurs extrêmement précis, et pour poursuivre cet objectif, elles sont emmenées à prendre des actes, dont la normativité fait parfois débat.
En effet, de nombreux actes, avis ou communiqués adoptés par les AAI peuvent revêtir un aspect normatif, définis en réalité comme du droit souple. Le Conseil d’État, interrogé en 2013 sur la question du droit souple, avait dégagé trois conditions cumulatives permettant de caractériser cette typologie de droit :
- Il a pour objet de modifier ou d'orienter les comportements des destinataires en suscitant, dans la mesure du possible, leur adhésion ;
- Il ne crée pas, par lui-même, de droits ou d'obligations pour les destinataires ;
- Il présente, par son contenu et son mode d'élaboration, un degré de formalisation et de structuration qui l’apparente aux règles de droit dur.
Se pose alors pour les juristes, et notamment ceux familiers au droit public, la question de la place de ces normes dans le contentieux administratif.
C’est cette question qui est au cœur de l’arrêt du 8 avril dernier.
En l’espèce, le Syndicat national du marketing à la performance (SNMP) demande aux juges du Palais Royal d’annuler, dans le cadre d’un recours pour excès de pouvoir, la question - réponse n° 12 de la série de 32 « questions - réponses sur les lignes directrices modificatives » et la recommandation « cookies et autres traceurs », mises en ligne sur le site de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), le 18 mars 2021. Au travers de ces publications, l’autorité administrative donne son interprétation de l'article 82 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978, concernant la portée et le champ d'application des exemptions à l'obligation de consentement préalable concernant les traceurs de connexion, en ce qui concerne les opérations dites d'affiliation, plus couramment dénommés « cookies ».
Avant de plonger dans le cœur de la décision, il est nécessaire de réaliser un léger rappel concernant le recours pour excès de pouvoir, et notamment sur la procédure d’introduction de celui-ci.
Il ressort de la célèbre décision du Conseil d’État de 1950 dites « Dame Lamotte n°86949 Publié au Recueil Lebon, A », que toute décision administrative peut faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir. Décision centrale dans la mise en place du recours pour excès de pouvoir, puisqu’elle élève la possibilité de contester tous les actes administratifs au rang de principe général du droit.
En revanche, point déterminant à la compréhension de l’arrêt du 8 avril : les conditions que l’administré doit remplir pour introduire un recours pour excès de pouvoir, répondent, au regard de la jurisprudence administrative, à trois principaux critères cumulatifs :
- La nécessité d’avoir un intérêt à agir ;
- Sa capacité d’agir ;
- L’acte attaqué doit être un acte administratif qui fait grief.
Dans l’affaire en question, deux questions sur la recevabilité de la requête du SNMP se posent. En premier lieu : l’existence d’un intérêt à agir pour le syndicat, mais le juge s’interroge également sur le fait de savoir si l’acte ne produit par lui-même des effets juridiques, de sorte qu’il modifie l'ordonnancement juridique, qu'il atteint les droits et obligations des administrés, c’est-à-dire fait-il grief au requérant.
Ici, l’intérêt à agir ne semble pas véritablement poser le moindre problème au Conseil d’État, dans la mesure où les membres du syndicat requérant sont des professionnels du marketing ayant recours aux techniques qui sont au cœur de la question-réponse et de la recommandation publiées par la CNIL.
En revanche, une telle évidence n’est pas constatée concernant le fait de savoir si cette simple réponse, publiée sur le site de l’autorité administrative, peut faire grief à un administré. Plus précisément, cette publication qui semble revêtir une prise de position par la CNIL, est-elle susceptible de porter des effets suffisants sur les droits ou la situation des administrés, si bien que son application permettrait la formation d’un recours pour excès de pouvoir.
Il convient, pour analyser la réponse des juges du Palais Royal, de se pencher sur l’importante et épineuse jurisprudence qui traite du droit souple et de sa contestabilité par le biais d’un recours pour excès de pouvoir. Dès 1970, le Conseil d’État s’est intéressé à des actes comme les directives de droit national au travers de sa décision : « Crédit foncier de France n° 78880 Publié au Recueil Lebon, A », par la suite en 2002 le juge administratif fait droit à la demande d’une requérante en considérant que les dispositions impératives à caractère général d'une circulaire ou d'une instruction de l'administration peuvent faire l’objet d’un recours en excès de pouvoir (CE 2002 Duvignère n° 233618 Publié au Recueil Lebon, A). Il s’agit là d’un premier pas du juge pour l’ouverture du recours pour excès de pouvoir aux actes de droit souple , que l’on retrouve aussi dans l’arrêt du Conseil d'État, Section, 12 juin 2020, 418142, Publié au recueil Lebon A, explicitant la possibilité de saisir le juge administratif , afin de contester un communiqué de presse.
La création de nombreuses autorités de régulation au fil du temps a de fait contribué à l’émergence d’un contentieux de contestation des différents actes rendus par celle-ci. Bien que longtemps considérés comme des actes ne faisant pas grief aux justiciables, car n’emportant pas de véritables effets juridiques, la pression grandissante sur les juridictions administratives amène le Conseil d’État à changer sa position. Par le biais de deux arrêts rendus le 21 mars 2016 dits « Société Fairvesta n°368082 » et « Société NC Numericable n° 368082 Publié au Recueil Lebon, A » , il est décidé : « d’ouvrir le recours pour excès de pouvoir contre les actes des autorités de régulation qui sont de nature à produire des effets notables, ou qui ont pour objet d’influer de manière significative sur les comportements des personnes auxquelles il s’adresse ».
C’est sur le fondement de ces deux décisions, que le juge a, dans la décision du 8 avril 2022, débouté la CNIL de sa demande de fin de non-recevoir qu’elle opposait au requérant.
Pour la Haute juridiction administrative, la réponse publiée par l’autorité administrative est en effet, particulièrement impactante pour les professionnels du marketing : « Eu égard à sa teneur, cette prise de position, émise par l’autorité de régulation sur son site internet, est susceptible de produire des effets notables sur la situation des personnes qui se livrent à des opérations d’affiliation et des utilisateurs et abonnés de services électroniques ».
Ainsi, les juges appliquent à jurisprudence constante les décisions « Société Fairvesta n°368082 » et « Société NC Numericable n° 368082 Publié au Recueil Lebon, A » énonçant la contestabilité de la foire aux questions litigieuse par le biais d’un recours pour excès de pouvoir.
Dans une seconde partie de son développement, à la portée plus restreinte, le juge explicite cependant que la CNIL a publié cette réponse de bon droit et que cet acte administratif est donc légal. En effet, là où les requérants soutenaient que la CNIL avait excédé sa compétence, le Conseil d’État retient que, dans le cadre de sa mission d’informer toutes les personnes concernées et tous les responsables de traitements de leurs droits et obligations et de veiller à ce que les traitements de données à caractère personnel soient conformes avec la réglementation nationale et européenne en vigueur, notamment au travers de lignes directrices, « en informant, par la question – réponse contestée, les personnes intéressées de son interprétation de l’article 82 de la loi du 6 janvier 1978 et de sa portée quant au dépôt de traceurs de connexion en matière d’opérations d’affiliation, la CNIL, qui n’a édicté aucune interdiction générale et absolue du dépôt de tels traceurs, n’a pas excédé sa compétence ».
Ainsi, bien que contrairement à ce que soutenait la CNIL, à l’instar de la question-réponse et la recommandation objet du litige « les documents de portée générale émanant d’autorités publiques, matérialisés ou non, tels que les circulaires, instructions, recommandations, notes, présentations ou interprétations du droit positif peuvent être déférés au juge de l’excès de pouvoir lorsqu’ils sont susceptibles d’avoir des effets notables sur les droits ou la situation d’autres personnes que les agents chargés, le cas échéant, de les mettre en œuvre », et qu’ont notamment de tels effets ceux de ces documents qui ont un caractère impératif ou présentent le caractère de lignes directrices, une telle demande d’annulation pour excès de pouvoir n’est pas fondée en l’espèce, là où le recours à ce droit souple s’inscrit dans les missions et prérogatives qui lui sont attribuées.
Me Benoît FLAMANT
Référence de l’arrêt : Conseil d'État, 10ème - 9ème chambres réunies, 08/04/2022, 452668, publié au recueil Lebon.
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